Entretien avec Charles Belle, artiste peintre
Comment percevez-vous votre place de créateur dans notre société en pleine évolution ?
Appartenir à un temps précis, à une époque, à une culture, une histoire, c’est la réalité concrète que nous partageons tous. Le geste d’un créateur se situe ailleurs. C’est la même énergie, le même mystère, qui conduit l’humain à peindre les parois de Lascaux il y a environ 20 000 ans ou à composer un opéra aujourd’hui. Ce qui pousse l’Homme à agir, à créer, ne peut pas être expliqué avec une approche rationnelle, technique ou matérielle.
Nos sociétés sont allées tellement loin dans les prouesses techniques de toutes sortes, nous avons repoussé toutes les limites ou sommes en passe de le faire et pourtant, nous nous retrouvons devant un immense vertige, celui d’un avenir incertain et celui d’une nature en grande souffrance.
J’ai la sensation de me consoler de quelque chose lorsque je peins. C’est peut-être ce mystère qui anime les artistes. Je ne peux pas expliquer ce qui mobilise une vie entière, un engagement total d’un homme pour la création, mais je continue de croire en la poésie, je continue de croire en l’écriture, la peinture, la musique, l’architecture …
Ce que je sais, c’est simplement que ce désir mystérieux qui pousse l’humain à créer n’a rien à voir avec la quête d’excellence matérielle. Lorsque vous regardez un artiste qui agit, c’est fascinant. Le spectacle d’une habileté, d’un geste, d’une maîtrise technique force l’admiration. Mais si on s’arrête à ça, c’est stérile. Il ne se passe rien. Ce qui fait que le dessin d’un cerf dans Lascaux puisse continuer de nous bouleverser 20 000 ans plus tard, malgré toutes les frontières culturelles et sociétales, ne peut pas être expliqué simplement par la pertinence du savoir-faire de son créateur. Le mystère qui habite La Joconde ne peut pas être percé par des études multispectrales.
Les signaux transmis par une œuvre ne sont pas analysables, pas même par le créateur lui-même. Il me semble que c’est ce sens là qui captive un être. Chercher quelque chose de suspendu à travers la matière.
Je me sers de mon corps, de ma main, de mon métier, de la matière peinture comme autant d’outils pour accéder à une abstraction.
Dès notre enfance, nous apprenons les gestes qui nous permettent d’écrire. Mais qu’entendons-nous lorsqu’on dit « je sais écrire » ? Je sais dessiner des lettres, former des phrases, suis-je pour autant un écrivain ?
L’endroit de la poésie se situe ailleurs.
C’est donc là que je pense être, au bon endroit quand je dépasse la récitation et la précision de mon geste, mon aisance, la qualité des pigments et la pertinence du discours.
J’ai réalisé un travail particulier qui côtoie précisément toutes ces sensations. Il s’agit de mes peintures « égards » pour lesquelles j’ai croisé les chemins ou les gestes des peintres dont le travail me trouble. J’évoquais tout à l’heure La Joconde, c’est avec elle que j’ai commencé. C’était un peu dangereux de citer l’image la plus connue au monde, que l’on voit sur tous les sacs, tous les mugs et toutes les publicités. Cet aspect de notre société orientée autour de la consommation me déplait.
Donc la peinture « égards, Leonardo Da Vinci » est née à partir d’un travail considérable où j’ai cherché à approcher la spiritualité de la peinture de Léonard, chargée d’une profonde humanité. J’ai ensuite côtoyé El Greco, Turner, Rembrandt l’autoportrait du Louvre, Dürer, Zurbarán, Rothko, Pincemin, Caravage, Fabritius, Vermeer…
Pour chaque « égard », je suis allé à l’endroit de la main de chacun des artistes, de leur facture et de leur technique. Pas dans l’esprit d’une copie, mais plutôt avec comme fin de côtoyer leurs âmes. C’est un travail infini et c’est une gageure que de se lancer dans un tel projet. C’est un défi incroyable que de se poser ces questions-là et la satisfaction d’y arriver vient conforter le constat selon lequel la technique en soi a une fonction, une importance énorme dans la peinture. La technique définit précisément un résultat. Donc l’endroit de l’expression de la peinture est en partie lié à la technique, c’est-à-dire à la main en tant qu’outil. Et puis, c’est aussi et surtout en rapport avec quelque chose qui se situe ailleurs que dans les territoires gérés, quelque chose qui est une forme d’inconscient, de personnalité, de sensibilité et de caractère. Tout cela est lié, il n’y a pas la main d’un côté et l’intelligence de l’autre. La vérité se trouve précisément à l’endroit de cette complexité mais aussi de cette complétude.
Artistiquement, tout a déjà été fait.
Techniquement, tout est possible.
Mais les artistes ne sont pas en train de rechercher la nouveauté ou le progrès. Ils habitent les territoires de la poésie pour toujours.
L’édition 2022 se déroulaient au cœur du majestueux décor de la forêt des images que vous aviez créée à la Saline Royale d’Arc-et-Senans, cette année vous êtes invité à rejoindre les membres du Centre du Luxe. Existe-t-il des liens entre le travail de l’artiste que vous êtes et celui de tous les créateurs du monde du luxe ?
C’est un grand honneur pour moi d’être invité à côtoyer tous ces créateurs virtuoses. Les liens entre le monde du luxe et la création artistique sont évidents. Vous évoquez le contexte de l’édition précédente à la Saline Royale d’Arc-et-Senans. Bien sûr cette installation monumentale a été une prouesse qui a impliqué une très haute technicité. Mais ce qui a marqué les esprits, ce n’est pas le spectacle des savoir-faire et des technologies employées.
Ce qui a marqué les gens c’est la poésie qu’ils ont ressentie lorsqu’ils étaient plongés dans ces peintures, dans ces couleurs, dans ces gestes. C’est précisément ce territoire sensible que j’essaie de côtoyer avec la peinture comme outil et l’excellence comme projet. Cette démarche ressemble fort aux aspirations du Cercle du Luxe.
Ce sont les cheminements et les réflexions de chacun de nous qui vont nous faire accéder au supplément d’âme permettant d’aborder notre vision du monde avec admiration, humilité et respect.
