Interview d’Olivier R. Müller, nouveau membre du Jury des Talents du Luxe

Nous sommes très heureux de vous accueillir cette année dans le jury des Talents du luxe 2022. Vous évoluez depuis 25 ans dans le monde de la haute horlogerie. Lorsque la crise du covid s’est répandue en Europe, vous évoquiez de possibles relocalisations de la production de composants essentiels pour l’horlogerie suisses d’Asie vers l’Europe. Est-ce que ces réflexions se sont traduites concrètement ? 

Olivier R. Müller : La crise du Covid a eu au minimum un effet positif : démontrer notre sino-dépendance aussi bien pour les ventes que les approvisionnements. D’ailleurs les chinois l’ont très bien compris, car le gouvernement a décidé de développer la consommation interne pour capter les dépenses de leurs compatriotes d’une part et développer des nouvelles industries, plutôt que de rester « l’usine du monde ».

Les ruptures de chaînes d’approvisionnement depuis l’Asie – qui sont d’ailleurs loin d’être résolues – ont mis à mal beaucoup d’industries et de marques. On peut constater que dans le haut de gamme, ces soucis d’approvisionnement ont motivé certaines marques à revenir en Europe et plus particulièrement en Suisse.

Un manager d’une marque de luxe mis devant le choix d’avoir des ruptures de stocks permanentes et de rater des ventes ou de payer plus, mais d’avoir un sourcing plus en accord avec la déontologie (Swiss made devrait signifier « fait en Suisse »), aura vite fait son choix.

Dans l’entrée de gamme ce genre de décision est plus problématique, car le différentiel de prix pour la fabrication d’un composant européen peut facilement être d’un facteur 5 à 10 par rapport à la concurrence chinoise. Et même si les coûts de transport ont explosé et que les prix des matières premières flambent, il n’est pas aisé d’absorber une telle augmentation de coûts.

Donc, oui il y a eu certaines relocalisations, pas forcément majoritairement en Suisse, mais dans des pays européens de l’UE ou en-dehors.

Il faut dire aussi que notre législation sur le Swiss made est pour le moins permissive et donc bénéfique aux importations de composants fabriqués ailleurs.

Plus généralement, est-il possible de tirer des enseignements de cette crise pour le secteur de l’horlogerie en Suisse et plus largement en Europe ? Ou est-il encore trop tôt ? 

Olivier R. Müller : Premièrement beaucoup de marques ont dû comprendre du jour au lendemain que le marché chinois était un fantastique moteur de croissance, mais aussi potentiellement un piège. Beaucoup de patrons de marques m’ont raconté que les équipes de ventes, principalement en Europe avaient dû réapprendre leur métier. Les clients chinois et l’ensemble des touristes que l’on pouvait considérer comme étant « captifs » lorsqu’ils visitaient Paris, Genève ou Rome ont disparu.

Et le challenge a été de connecter à nouveau avec ses marchés locaux en étant beaucoup plus actif avec ses détaillants et les clients finaux. On peut donc considérer cet arrêt brutal, et à priori durable, des ventes aux touristes comme extrêmement bénéfique au développement local des marques.

La deuxième constatation est que la fermeture des magasins a donné un formidable coup d’accélérateur aux activités d’e-commerce et d’activités digitales en général. Certaines ont développés en l’espace de quelques semaines des capacités digitales qu’elles auraient mises des mois, voire des années à développer avant la Covid. Imaginez-vous que même Patek Philippe – dont le patron pense toujours que l’e-commerce sert à vendre « des jeans et des salades » – a autorisé temporairement ses détaillants à vendre ses produits sur leurs sites d’e-commerce !

Et finalement la Chine qui est le plus gros marché du luxe a décidé d’encourager la consommation de produits de luxe dans des zones franches comme Hainan plutôt que de voir ses ressortissants dépenser de l’argent en Europe ou ailleurs. Il faut donc que certaines marques réévaluent leurs réseaux de distribution face à ce déplacement de potentiels de marchés. Même si à terme les flux touristiques reprendront, les rapports de force ont changé durablement.

Vous considérez que l’industrie horlogère ne peut pas vivre que des segments haut de gamme ? Pourquoi ? Est-ce que cela a toujours été le cas ? Et inversement est ce que la forte croissance des activités de luxe depuis quelques mois est bénéfique pour la haute horlogerie ? 

Olivier R. Müller : Toute industrie a besoin de volumes pour financer les outils de production et la recherche et développement. Si vous êtes dans de la low-tech comme beaucoup de segments du luxe, vous pouvez partiellement vous passez de recherches et développement, mais dans la cosmétique et l’horlogerie vous devez néanmoins innover dans les matériaux et les mécanismes pour avancer. Les groupes de luxe et les grandes marques indépendantes comme Patek Philippe, Rolex ou Audemars Piguet peuvent se permettre de verticaliser en intégrant leur production, mais les petits acteurs se retrouvent devant de moins en moins d’alternatives pour leurs composants.

La renaissance de l’horlogerie suisse doit beaucoup à une marque d’entrée de gamme, Swatch, et elle ferait bien de s’en inspirer plutôt que de mépriser ces marques de milieu de gamme qui sont souvent les premiers achats de la classe moyenne chinoise.

La haute horlogerie se porte extrêmement bien et a certainement un bel avenir devant elle. La question est de savoir si nous voulons concentrer toute une industrie dans le haut de la pyramide ? Je ne pense pas que ce soit une bonne solution et surtout qu’elle puisse être pérenne.

 Quel regard portez-vous sur la digitalisation du commerce de luxe et la connexion des marques aux events numériques, virtuels ou de réalité augmentée ? Croyez-vous que le virtuel ou l’IA puisse créer de l’émotion chez le client de luxe ? 

Olivier R. Müller : Le digital et le numérique en général doivent être considérés comme de puissants outils dans la connexion avec le client. L’émotion est créée par le message et des valeurs. Il faut que l’industrie du luxe repense sérieusement son mode de fonctionnement au vu des attentes des Y Gen et Z Gen qui n’ont aucun problème de commander un produit sans aller dans un magasin d’une marque qu’ils connaissent déjà.

Leur monde s’est déplacé dans le virtuel et lorsqu’on voit l’engouement pour les NFT, on ne peut pas douter du potentiel de ce nouveau monde parallèle. La connexion physique, déclencheuse d’émotions, restera importante, mais il ne faut pas restreindre ceci à des lieux de ventes physiques.

L’engagement du client se passe souvent dans un premier temps par un moyen digital – un tweet, une pub sur Instagram – et peut se transformer en contact physique et réel. L’IA peut être un outil extrêmement puissant de gestion dans la relation client pour aider le vendeur à mieux gérer l’expérience réelle ou virtuelle de son client.

 

2021-12-15T10:19:23+01:00
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