Synthèse des échanges


Jacques Carles, Président fondateur du Centre du Luxe et de la Création
Pierre-François le Louët, Président de NellyRodi, Co-président de l’Union Française des Industries Mode-Habillement
Réflexions sur l'environnement géopolitique et l'impact sur les industries créatives

Quand l'histoire bascule : luxe et géopolitique en miroir
Le luxe, traditionnellement perçu comme un bastion d'intemporalité, est aujourd'hui traversé de secousses profondes, issues d'un monde géopolitique en recomposition.
D'entrée de jeu, Jacques Carles établit une analogie forte : les grandes fractures de l'histoire (la chute de Byzance en 1453, le démantèlement du mur de Berlin en 1989, l'invasion de la Géorgie et la crise économique de 2008) ont toujours donné naissance à des ruptures, mais aussi à des renaissances. L'imprimerie, Internet, l'intelligence artificielle… autant de percées majeures survenues à la faveur d'un chaos. Ainsi, chaque crise géopolitique est aussi porteuse de mutations profondes, y compris dans le domaine des industries créatives.
Dans ce contexte mouvant, le luxe ne peut plus être un simple artefact esthétique. Il est aussi un symbole d'occidentalité — un porte-avion culturel, comme le souligne Jacques Carles— mais aussi une cible potentielle dans un monde en recomposition. Un nouvel ordre se dessine : celui d'un Sud global – hétérogène mais conquérant – face à un Occident minoritaire (1 milliard d'individus sur 8 milliards), défendant des standards de consommation, d'esthétique et de gouvernance contestés. Les marques occidentales sont alors appelées à repenser leur posture, leur récit, leur influence.
Transmission créative : une génération charnière
Pierre-François Le Louët — en tant que président de l'agence de prospective NellyRodi et de l'Union des industries de la mode et de l'habillement —rappelle que l'industrie du luxe traverse un moment de bascule sans précédent qui accentue la transformation rapide des industries créatives, incluant leur management.
Onze grandes maisons s'apprêtent à changer de directeur artistique. Ce bouleversement, comparable à celui de 1997 (lors des arrivées de Galliano, McQueen ou Margiela), dessine un tournant générationnel majeur. Mais contrairement à cette époque, les nouveaux venus sont principalement des profils issus de l'intérieur des maisons, moins porteurs de ruptures radicales. Le renouvellement semble davantage obéir à une logique de gestion qu'à un souffle créatif disruptif.
La transmission se fait donc, mais de manière plus feutrée, moins révolutionnaire. Pierre François Le Louët interroge ainsi la capacité du secteur à laisser émerger les nouvelles voix, les Marine Serre, Jacquemus ou Alexandre Mattiussi de demain, dans un système qui semble encore frileux face aux nouvelles voix créatives. À moins que le poids des groupes, l'attente de rentabilité, la frénésie des réseaux n'aient rétréci les espaces de liberté esthétique…
Les effets cumulés de l'évolution des techniques, des changements de comportement, de consommation, des impacts considérables des réseaux sociaux provoquent un degré nouveau de déstabilisation qui se voit très concrètement dans la baisse relativement nouvelle des ventes.
L'homogénéisation croissante des goûts, des esthétiques qui vient accentuer la concentration du pouvoir de la marge également dans un petit nombre de mains, place beaucoup de maisons moyennes ou petites face à des difficultés encore plus importantes que ce que nous connaissions par le passé.
Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de success story. Heureusement, il y a des contre-exemples et des nouveaux modèles qui sont en train d'émerger. Mais on est quand même globalement dans un certain brouillard.
Chocs économiques, fast fashion et déséquilibres stratégiques
Mais le cœur de la menace ne se situe peut-être pas là. Jacques Carles revient sur les incertitudes économiques qui pèsent sur les maisons de luxe : inflation, stagnation des ventes après une euphorie post-Covid, menaces protectionnistes, instabilité des taux d'intérêt. Tout concourt à fragiliser le modèle économique, surtout pour les maisons moyennes ou indépendantes.
Plus inquiétant encore pour Pierre-François Le Louët, l'entrisme économique chinois se fait de plus en plus visible, notamment à travers l'irruption spectaculaire de la fast fashion ultra-connectée et technologiquement sophistiquée. En cinq ans, Shein est passé d'acteur économique quasi inconnu à un poids lourd estimé à plus de 40 milliards d'euros, captant 7 % de part de marché en France. Et ce modèle économique repose sur une inversion totale des dogmes logistiques occidentaux : production directe depuis la Chine, livraison lente, mais ultra bon marché et massivement diffusée via les réseaux sociaux.
Il souligne avec force le danger systémique que représente cette « offensive douce » : un mélange de dumping commercial, d'usage intensif de l'IA pour anticiper les tendances, et d'influence numérique opérée notamment via TikTok. Cette plateforme, instrumentalisée par des intérêts étatiques, ne se contente plus de promouvoir des dupes : elle attaque, à coups de campagnes de désinformation, des maisons françaises ou leurs ateliers. Et la réponse des institutions européennes ? Un silence assourdissant.
Pour contrer cela, Pierre François Le Louët salue la loi anti-fast fashion, récemment adoptée à l'unanimité à l'Assemblée et au Sénat — fruit d'un combat mené avec Jean Rivoallan. Une victoire, certes, mais symbolique face à une guerre économique et culturelle d'un nouveau genre.
Jeunesse, éco-anxiété et la bataille du sens
L'un des points clés soulevés par Jacques Carles tient à l'évolution sociologique des jeunes générations, ultra-connectées, mobiles, zappeuses, mais aussi profondément éco-anxieuses. Ces jeunes consommateurs attendent des marques qu'elles les comprennent, les rassurent, leur offrent une forme d'appartenance identitaire et symbolique. Le luxe ne peut plus se contenter d'être rare et cher. Il doit être porteur de sens, de responsabilité, d'authenticité, mais aussi du plaisir et de la sécurité émotionnelle. Vincent Grégoire les appelle la « doudou génération » : une jeunesse éco-anxieuse, parfois désabusée, mais toujours avide de repères. Et dans ce contexte, les marques de luxe ne peuvent plus se contenter de créer du désir par la rareté ou la notoriété.
Or, cette exigence s'exprime dans un paysage saturé par les images, bousculé par des dupes toujours plus habiles, où la frontière entre l'original et la copie devient floue. La bataille ne se joue plus seulement dans les vitrines, mais dans le cerveau disponible des utilisateurs de TikTok.
Recentrer, résister, reconstruire
Dans sa conclusion, Pierre François Le Louët insiste sur la nécessité pour les dirigeants de marque de prendre du recul, de se recentrer, de redéfinir une vision à long terme. Ce n'est qu'en se reconnectant à leurs fondamentaux – qualité, rareté, intégrité, excellence – que les maisons de luxe pourront se renforcer face à des enjeux aussi inédits que globaux.
On ne peut plus vendre n'importe quoi à n'importe qui. Que les Chinois, depuis quelques années, refusent d'acheter hors de prix des T-shirts avec un logo, c'est plutôt une bonne nouvelle.
Ce moment, aussi fragile soit-il, est aussi un moment charnière. Il offre l'occasion d'identifier de nouveaux territoires de croissance, notamment en Asie du Sud-Est, mais surtout de se solidifier de l'intérieur, en réinvestissant dans les savoir-faire, la créativité et le sens.
En guise d'épilogue
À travers cette conversation dense et lucide, Jacques Carles et Pierre-François Le Louët nous rappellent une vérité essentielle : le luxe n'est jamais totalement à l'abri du monde, il en est l'un des reflets les plus subtils — et les plus exposés. Il peut en subir les soubresauts. Ou s'en faire le résistant éclairé, capable de transformer les crises en renaissances.