Synthèse des échanges


Pierre-Alain Bérard, Président de LIP, Directeur général de SMB
Thibaut de la Rivière, Président de l’Institut Supérieur de Marketing du Luxe (ISML)
Alexandra Martel, Fondatrice et CEO de la Maison Martel
Isabelle Gex, Senior Advisor, Financière de Courcelles
François Schneider, Président de la fondation François Schneider
Entreprendre dans le luxe : de la transmission des maisons historiques à la création de nouvelles marques

Alexandra Martel – Créer une maison de luxe aujourd’hui : incarner un luxe de valeur
Alexandra Martel incarne une nouvelle génération d’entrepreneurs du luxe. Fondatrice de La Maison Martel, créée en 2021, elle témoigne de la singularité d’un parcours où se conjuguent inspiration personnelle, ancrage culturel et exigence d’excellence.
D’entrée de jeu, elle souligne combien la France constitue un terreau unique pour entreprendre dans le luxe. Héritage des grandes époques – de Louis XIV à l’essor de la gastronomie et de l’hospitalité – le pays a bâti une véritable culture du raffinement, inscrite dans le quotidien et la mémoire collective. Cette profondeur culturelle permet d’imaginer des maisons capables de transformer savoir-faire et imaginaire avec exigence et cohérence.
La création de La Maison Martel s’enracine dans une histoire intime : l’influence d’un grand-père vivant au Kenya et passionné de naturalisme et d’artisanats ancestraux, qui a éveillé en elle une sensibilité au rapport entre l’homme et la nature. L’ADN de la maison consiste à explorer l’altérité entre l’humain et la nature primaire, en transformant des matières naturelles – cuir, bois, terre, laque – en objets d’art et de maroquinerie. Ce projet collectif affirme que chaque matériau porte un récit qu’il appartient à l’artisan de révéler.
Alexandra insiste sur le fait qu’entreprendre dans le luxe diffère totalement du modèle start-up : pas d’itérations rapides, pas de « version bêta ». L’excellence doit être immédiate et totale, à l’image d’un hôtel de luxe qui doit être irréprochable dès son ouverture. La construction d’une maison de luxe est donc un cycle long, de trois à quatre ans, où l’exigence du détail prime sur la vitesse d’exécution.
Elle revendique un « luxe de valeur » plutôt qu’un luxe de volume. Ses collections, conçues pour durer, s’adressent à une clientèle confidentielle et initiée, pour qui posséder une pièce Martel est une étape émotionnelle. Elle démontre aussi que l’artisanat d’exception peut être économiquement viable, avec des marges comparables à celles de la tech, à condition de préserver exclusivité et désirabilité.
Enfin, Alexandra Martel rend hommage aux grandes maisons – Hermès, Moynat, Delvaux – qui préservent le savoir-faire, le terreau du luxe d’exception. La Maison Martel s’inscrit dans un mouvement qui consiste à bâtir une maison incarnant un imaginaire singulier propre à séduire une nouvelle communauté.
François Schneider – De Wattwiller à l’Abbaye de Pontigny : bâtir des univers porteurs de sens
François Schneider, entrepreneur reconnu pour avoir créé et développé la marque d’eau minérale Wattwiller, revient sur son parcours et explique la genèse de son nouveau projet : l’Abbaye de Pontigny. Après avoir consacré une grande partie de sa vie professionnelle au thème de l’eau – avec l’embouteillage d’une eau jusque-là inconnue et la création d’un centre d’art contemporain dédié à ce sujet – il choisit aujourd’hui d’explorer un autre élément fondamental : la terre.
Le projet prend racine dans un lieu unique : l’abbaye cistercienne de Pontigny, en Bourgogne, construite au XIIᵉ siècle et considérée comme la plus grande du monde dans son ordre. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de restaurer l’abbaye, déjà en excellent état, mais de lui redonner vie en valorisant tout l’écosystème qui l’entoure.
La singularité du projet repose sur une thématique centrale : la terre, déclinée sous trois dimensions complémentaires : préservation environnementale, sensibilisation aux enjeux planétaires et valorisation des produits issus du sol. Le projet comprend un centre d’art contemporain, mais aussi des activités économiques : production de bière, liqueurs, biscuits, tisanes et préparations médicinales inspirées d’Hildegarde de Bingen.
François Schneider vise une ambition nationale et internationale. Les produits issus de Pontigny ne seront pas de simples spécialités locales, mais des références exportées, à l’image de Wattwiller qui fut distribuée dans une trentaine de pays. Ce projet s’inscrit dans un horizon de dix ans, avec une logique durable : rénovation énergétique des bâtiments, utilisation de matériaux naturels et développement d’activités respectueuses de la terre.
Pour lui, entreprendre dans le luxe et l’art de vivre, c’est bâtir des univers porteurs de sens. Avec Pontigny, il cherche à conjuguer héritage patrimonial, création contemporaine et engagement écologique.
Thibaut de la Rivière – Former les entrepreneurs de demain autour des valeurs essentielles du luxe
Thibaut de la Rivière, président de Sup de Luxe, rappelle combien la question de l’entrepreneuriat est essentielle pour l’avenir du secteur. L’école, qui accueille environ 800 étudiants, a créé une filière dédiée à l’entrepreneuriat et à l’innovation pour accompagner non seulement les créateurs, mais aussi les intrapreneurs et les repreneurs de « belles endormies ».
Pour lui, entreprendre est avant tout un état d’esprit fait de passion, de curiosité et de persévérance. Sup de Luxe propose un accompagnement concret aux jeunes porteurs de projet en leur offrant des conseils en marketing, communication, juridique et finance, dans une logique de parrainage.
Son propre parcours est marqué par l’art et par la rencontre avec des figures emblématiques du luxe comme Alain-Dominique Perrin et Michel Guten, qui l’ont conduit à cofonder Sup de Luxe dans les années 1980, bien avant que le luxe ne devienne un secteur structuré par de grands groupes. Il rappelle à ce propos une formule de Michel Guten : «Le luxe ne s’apprend pas, il se comprend».
Dans un monde incertain, il insiste sur la nécessité de ne pas décourager les jeunes : « tant qu’il y aura des hommes et des femmes sur terre, il y aura du luxe ».
Il appelle aussi à revenir aux fondamentaux : la valeur d’un produit, l’authenticité d’une marque, la force d’un savoir-faire. Enfin, il souligne l’importance d’un « autre business », fondé sur des valeurs et une temporalité longue, loin des logiques financières immédiates.
Il mentionne notamment le renouveau de l’horlogerie française, rappelant que son berceau historique se situe à Besançon. Des maisons comme Lip, Pequignet ou Yema témoignent de ce dynamisme retrouvé.
Pierre-Alain Bérard – Relancer LIP : la renaissance d’une maison iconique
Fils d’horloger et dirigeant de SMB, Pierre-Alain Bérard raconte comment la reprise de LIP s’est faite presque par hasard en 2014, à la faveur des difficultés du précédent propriétaire. Ramener la marque à Besançon, son berceau historique, a été vécu comme une réparation : « tu nous as redonné notre honneur », lui ont confié les habitants.
La relance s’est faite progressivement, en rapatriant des savoir-faire et en développant les compétences grâce à la formation. Aujourd’hui, LIP est présente en France, mais aussi à l’international, notamment au Japon, à Hong Kong, à Taïwan, à Shanghai, en Italie et en Allemagne.
Pierre-Alain Bérard, qui assume la direction artistique, effectue un parallèle entre le travail sur les modèles historiques telles les montres portées par Winston Churchill ou le Général de Gaulle et celui réalisé sur Porsche 911 : un modèle qui évolue sans perdre son identité. Deux collections par an enrichissent le patrimoine de LIP. Il rappelle qu’une montre n’est plus un simple instrument pour lire l’heure, mais un objet intime, porteur de savoir-faire et d’émotion, destiné à être transmis.
Il insiste sur l’ancrage territorial et le rôle des entrepreneurs pour reconstruire des écosystèmes ce qui passe par la formation des jeunes. Il constate à cet égard l’attrait croissant des nouvelles générations pour les métiers d’art, preuve de leur vitalité et de leur avenir.
Soutenu par des partenariats locaux dans son département du Doubs, il rappelle que c’est à l’initiative du Préfet de Région qu’il a rencontré des représentants de l’école d’ingénieurs et de microtechniques de Besançon, SUPMICROTECH avec lesquels il travaille aujourd’hui. Ce travail de mise en relation est très positif pour les entrepreneurs.
Isabelle Gex – Du management du luxe à l’investissement : accompagner les entrepreneurs
Après une carrière corporate dans les grandes maisons (Chanel, LVMH, un groupe japonais), elle s’est tournée vers l’accompagnement d’entrepreneurs, d’abord à titre personnel, puis en rejoignant la Financière de Courcelles, fondée en 1928.
Cette banque d’affaires a été récemment relancée par un collectif d’entrepreneurs qui croient à la valeur ajoutée de l’expertise sectorielle pour accompagner les dirigeants d’entreprise.
Son rôle au sein de la Financière de Courcelles est d’apporter une expertise du secteur de la beauté et une compréhension intime du luxe, en complément de l’expertise bancaire classique.
Elle insiste sur l’importance du storytelling : accompagner un entrepreneur, c’est aussi construire une equity story autour de la création de valeur, un récit qui articule valeur, émotion, éthique, communauté et engagement.
Ce parcours lui permet de croiser deux univers : celui du luxe, fondé sur le temps long et l’authenticité, et celui de la tech, centré la scalabilité.
Chez LVMH, elle a expérimenté l’intrapreneuriat, une « version géniale » de l’entrepreneuriat puisque cela permet aux salariés d’entreprendre sans engager leurs propres fonds. À l’inverse, ses investissements personnels l’ont confrontée à la réalité des risques et à l’importance d’un engagement sincère.
Elle distingue deux profils : les créateurs passionnés, portés par l’authenticité, et les entrepreneurs purs et durs qui sont de véritables « machines à cash ». Pour elle, seuls les premiers bâtissent une trajectoire pérenne.
Elle alerte aussi sur les dérives de la massification du luxe « à force de viser le monde, de cibler un jeune asiatique de 18 ans et quelqu’un du Middle East ou du nord de l’Europe, on en perd un peu son latin ».
Aujourd’hui, Isabelle Gex revendique le luxe de choisir ses projets en fonction de leur authenticité et de la qualité humaine des équipes.
Sa mission au sein de la Financière de Courcelles n’est pas de bâtir des empires financiers, mais d’accompagner et de transmettre son expérience à une nouvelle génération d’entrepreneurs qui souhaitent revenir aux fondamentaux du luxe.
