Synthèse des échanges


Jonathan Siboni, Fondateur et CEO, Luxurynsight
Mathieu Lehanneur, Designer
Osanna Orlowski, Co-fondatrice et directrice générale de Collector Square
Marie-Christine Grocq Parruitte, Présidente du groupe MGCP (Coringer, Losange, Nouvel Héritage)
Ludovic du Plessis, Président et actionnaire de la maison Champagne Telmont
Vendre le luxe dans un monde expérientiel et à la recherche de l’exemplarité : le défi de la valeur
Contexte et enjeux
Dans un monde en pleine mutation, le luxe ne peut plus se contenter d'incarner le raffinement, la rareté ou la performance. Il se positionne aussi comme un acteur authentique et exemplaire, aussi bien sur le plan environnemental qu'éthique, pour transmettre l'émotion et la désirabilité.
La table ronde, animée avec brio par la journaliste Karine Vergniol, a réuni cinq figures engagées de la filière Luxe, qui chacun dans leur domaine respectif nous ont présenté leur vision de l'offre et de la valeur du luxe.

Ludovic du Plessis – Pour un luxe exemplaire, sobre et radical
Ludovic du Plessis incarne une vision militante du luxe, nourrie de convictions écologiques fortes. À la tête de la maison de Champagne Telmont, il revendique une approche profondément transformée, qui place la durabilité au cœur de la stratégie.
La maison s’est fixé plusieurs objectifs ambitieux :
- Zéro bouteille transportée en avion (même pour les dégustations presse),
- Élimination de tout packaging superflu (notamment les coffrets),
- Affichage clair de l’impact environnemental de chaque bouteille,
- Conversion progressive vers la viticulture 100 % biologique (objectif 2025).
Pour Ludovic du Plessis, la transparence est désormais indissociable de la valeur dans le luxe. Il insiste : la qualité doit rester exceptionnelle, mais sans compromis écologique. Il estime qu’un luxe véritablement désirable ne peut plus être déconnecté des enjeux du vivant, et que la radicalité est parfois la seule voie cohérente.
Son approche bouscule un peu les codes du secteur (marketing, logistique, codes historiques), mais elle fait écho à une nouvelle génération de consommateurs et même à des collaborateurs plus motivés. Alors que le monde du Champagne souffre, la maison Telmont maintient une croissance à deux chiffres. Preuve de la force du message positif sans compromis porté par Telmont !
Marie-Christine Grocq Parruitte – Le luxe comme artisanat de sens
Après avoir travaillé chez Cartier, Marie-Christine Grocq Parruitte a créé et dirige le groupe de joaillerie MCGP qui emploie 800 collaborateurs et regroupe plusieurs sociétés Coringer, Losange et Nouvel Héritage, une marque créée par sa fille, Mathilde Parruitte.
Pour Marie-Christine Grocq-Parruitte, vendre du luxe, c’est donner du sens avant de donner du prix. Créer du lien avec la marque, être exigeant sans être excluant. Sortir de sa tour d’ivoire sans renier l’excellence.
En effet, la joaillerie est parfois perçue comme un univers exclusif. Et pourtant, derrière l’éclat des vitrines, elle reste avant tout un métier de mains, un métier d’artisans et d’ouvriers. La joaillerie est aussi un métier de transmission, où la formation joue un rôle central. Car au-delà du savoir-faire, c’est une émotion qu’il s’agit de faire passer — celle de l’artisan, de sa passion inscrite dans chaque pièce qu’il façonne.
Vendre le luxe, c’est aussi se poser la question de la valeur. Qu’est-ce que la valeur d’un produit ? Spontanément, on pense à la qualité — et c’est vrai. Mais la qualité elle-même n’est pas une notion figée. Elle évolue avec le temps, les sensibilités, les usages.
Ce que l’on considérait comme qualitatif il y a trente ans, ne correspond plus exactement à nos standards actuels — et encore moins à ceux du début du XXe siècle.
Cette évolution des attentes oblige à se réinventer, à adapter sa façon de concevoir, de produire, d’organiser les savoir-faire. Le geste, lui, reste le cœur battant du métier : il demeure le socle de la valeur qui se conjugue à l’innovation pour notamment soulager tout ce qui est pénible et tout ce qui est ultra répétitif.
C’est dans cet esprit que son groupe a ouvert par exemple une manufacture au Creusot, implantée dans un bassin d’emplois industriel et pensée comme des archipels d’ateliers — une dizaine en moyenne —, capables de répondre à cette diversité de gestes, de techniques et d’exigences.
Ce qui permet, lorsqu’un dessin est techniquement complexe à réaliser, d’aller chercher des techniques en dehors de la joaillerie, utilisées dans le médical, l’aéronautique ou d’autres secteurs créatifs.
Marie-Christine Grocq Parruitte défend un modèle hybride entre l’artisanat et l’industrie, ce qui signifie que les valeurs de l’artisanat sont traduites dans le processus de production industriel. L’innovation est centrée sur l’humain et le respect des équilibres sociaux et environnementaux, reprenant le concept « d’innovation conviviale » popularisé par le philosophe Ivan Illich dans les années 1970.
Mettre des valeurs dans la valeur : des valeurs éthiques et environnementales qui se traduisent par exemple dans la construction d’une manufacture à énergie positive.
Marie-Christine Grocq-Parruitte s’inscrit dans la lignée des hommes et des femmes tels que Bernadette et Paul Dodane avec Cristel qui bâtissent un luxe humaniste et enraciné dans nos territoires, qui valorise les savoir-faire artisanaux et l’innovation dans la chaîne de valeur …
Mathieu Lehanneur – L’art de créer des pièces qui traversent le temps
Mathieu Lehanneur a dévoilé les coulisses d’une démarche rare dans le monde du design : celle d’un créateur qui, loin de se limiter au geste artistique, maîtrise chaque étape, de l’idée initiale jusqu’à la livraison.
Une démarche hybride entre design, art et industrie.
Aujourd’hui, près de 80 % de l’activité de son studio est consacrée à la conception et la production de ses propres pièces. « Nous dessinons, fabriquons, assemblons et expédions nous-mêmes chaque création, parfois jusqu’à l’installation chez le client », explique-t-il. Ce choix de verticaliser toute la chaîne, de l’esquisse à la livraison, permet de préserver « la magie » de chaque objet en évitant les intermédiaires susceptibles d’en altérer l’âme et la qualité.
Des pièces pensées pour durer… et prendre de la valeur.
Si le marché de la seconde main est inévitable, Mathieu Lehanneur y voit aussi un signe de reconnaissance : « Nos créations passent par Christie’s, Sotheby’s, et la plupart prennent de la valeur. » Pour de nombreux clients, notamment aux États-Unis, ces œuvres sont désormais perçues comme des investissements pérennes, soutenus par une qualité de fabrication et un savoir-faire unique, visibles comme invisibles.
Une expérience d’achat transformée en co-création.
Acquérir une pièce signée Mathieu Lehanneur, c’est aussi vivre une expérience immersive et patiente. Les délais de fabrication – parfois jusqu’à un an – deviennent partie intégrante du plaisir : choix du marbre, visite à la “Factory” d’Ivry-sur-Seine (un ancien bâtiment EDF du début du XXᵉ siècle transformé en atelier-showroom), suivi des étapes de production… Le client participe, observe et façonne le processus, jusqu’à ce que la livraison prenne l’allure d’une véritable transmission.
Des créations conçues pour traverser les siècles.
Pour Lehanneur, chaque pièce vise une longévité exceptionnelle : un siècle, deux, voire davantage. Ce statut d’objet intemporel fait partie intégrante de l’expérience et du lien qui unit l’œuvre à son propriétaire.
Son approche illustre ainsi comment, dans un monde où l’éphémère domine, le design peut créer de la valeur durable, culturelle et émotionnelle, bien au-delà de la simple possession.
Osanna Orlowski – La seconde main comme nouveau pilier de la valeur
Directrice de Collector Square, Osanna Orlowski est une pionnière de la valorisation de la seconde main dans le luxe. Elle rappelle que ce marché a longtemps été marginalisé, voire tabou, dans un secteur attaché au neuf, au premier achat, au scellé.
Aujourd’hui, les choses ont radicalement changé. Le marché du resale connaît une croissance forte et devient un élément structurant de la valeur, à plusieurs titres :
- Il prolonge la vie des objets, en cohérence avec les attentes environnementales,
- Il rassure les consommateurs sur la valeur résiduelle de leurs achats,
- Il devient une porte d’entrée vers le luxe pour une nouvelle génération.
Pour Osanna Orlowski, cette évolution bouscule les marques, qui doivent désormais intégrer la traçabilité, la certification et parfois même racheter ou labelliser leurs propres produits revendus. Elle estime que la valeur s’exprime aussi dans la capacité d’un objet à traverser le temps, à conserver son désir, sa qualité et son histoire.
Jonathan Siboni – Une lecture analytique et prospective de la valeur
Dirigeant de Luxurynsight, Jonathan Siboni apporte un regard structuré et chiffré sur la notion de valeur qui dépasse largement le prix affiché.
Redéfinir la valeur dans le luxe
Un produit de luxe se construit sur trois composantes fondamentales
– le rationnel (qualité, matériaux, savoir-faire),
– l’émotionnel (désir, attachement à la marque)
– le relationnel (prestige et statut social).
Si la valeur rationnelle est nécessaire, elle n’est jamais suffisante pour justifier le positionnement d’un produit. C’est l’émotion et le statut, immatériels et difficilement mesurables, qui façonnent l’essence du luxe.
Selon lui, l’enjeu actuel réside dans la cohérence entre ces différentes dimensions. Trop souvent, un produit est vendu à un prix élevé sans justification claire de sa valeur globale, ce qui crée de la méfiance.
Ainsi les dernières années ont vu une inflation notable des prix, notamment après le Covid-19, où les consommateurs aisés, privés de voyages et d’expériences, ont surinvesti dans des produits. Cette dynamique a parfois créé une décorrélation entre prix et réalité, forçant les marques à rééquilibrer leur stratégie, notamment par l’introduction de nouvelles gammes et par une gestion plus fine des prix.
Selon Jonathan Siboni, il est intéressant de réfléchir à des systèmes un peu plus matures de Dynamic Pricing. Peut-être que la bonne approche sera de dire :
« D’accord, mes best-sellers verront leurs prix augmenter régulièrement, car ils sont très demandés. J’aurai aussi une gamme de produits d’accès, dont les prix resteront stables. Entre les deux, je lancerai de nouvelles références. Selon l’appétence du marché, certains produits qui rencontrent rapidement un grand succès verront leur prix augmenter pendant quelques semaines ou quelques mois, jusqu’à la fin de leur édition limitée. D’autres, en revanche, resteront à leur prix de base, ce qui facilitera leur écoulement et permettra d’optimiser leurs ventes. »
Le luxe fait face au problème majeur des invendus. Je suis convaincu qu’une réponse se construit aujourd’hui grâce à l’algorithmie et à l’intelligence artificielle, notamment par l’ajustement dynamique des prix. C’est une conviction profonde. Luxurynsight travaille intensément sur ce sujet, afin d’accompagner les marques, d’optimiser les flux et de limiter les stocks. Il souligne également le rôle central de la donnée, indispensable pour analyser les comportements d’achat.
Jonathan Siboni souligne aussi que la valeur est désormais environnementale et sociale : une maison de luxe ne peut plus prospérer si elle ignore l’impact de sa chaîne d’approvisionnement ou les conditions de travail.
Conclusion : une époque exigeante, mais féconde
La table ronde s’est conclue sur une note d’optimisme lucide. Certes, le luxe traverse une transformation profonde, parfois inconfortable. Mais cette mutation est aussi une formidable opportunité de réinvention.
Dans ce monde en quête de repères, le luxe peut redevenir un marqueur de civilisation, à condition de remettre l’humain, le temps et la sincérité au cœur de sa démarche.