Interview d’Anne Bourgeois et de Damien Paccellieri,
co-auteurs du livre LUXE – Métiers et Savoir-Faire
Vous êtes entrés dans des Ateliers où se côtoient savoir-faire de la main exceptionnels et personnalités hors du commun, que retiendrez-vous de vos rencontres avec ces artisans-artistes ?
Anne Bourgeois et Damien Paccellieri « Tout d’abord, nous avons voulu mettre en avant des maisons françaises fondées sur une quête de valeurs qui placent la logique qualitative et émotionnelle en leur cœur. Les ateliers et entreprises présentés dans notre ouvrage considèrent leurs artisans comme des trésors dont les méthodes traditionnelles reflètent l’intelligence de la main et de l’esprit. Ce que nous retenons d’eux, ce sont les centaines de gestes nécessaires à la création de chaque objet. Orfèvre, chef pâtissier, vigneron, lunetier, cheffe de cave, grand couturier, maître bottier, productrice de roses, maître parfumeur et bien d’autres, tous ces femmes et hommes hors du commun, déploient leur virtuosité pour faire naître un sentiment et permettre d’accéder à une certaine idée du sublime.
Ensuite, chacune des personnalités que nous avons rencontrées et dépeintes est définitivement engagée dans une quête de transmission. À leurs enfants, dans le cas d’une entreprise familiale, à leur brigade pour un chef ou à leurs apprentis pour les autres. Il y a là quelque chose de l’ordre de la filiation, d’une recherche de l’excellence et d’une préservation du patrimoine, de savoir-faire construits au fil du temps afin de continuer à les faire vivre Cette préservation et persévérance si française se fait d’une part par tradition, mais aussi dans le cadre de conventions comme celles des Maîtres d’Arts qui ont l’obligation de prendre un apprenti dans l’objectif de faire perdurer des métiers rares ou en voie de disparition. Nous retiendrons également la quasi-religiosité de ces ateliers où les artisans sont dans une concentration extrême et où seul le bruit des outils emplit l’espace. Une forme de sacralité qui transcende. Enfin, un aparté nécessaire sur la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) dont certaines Maisons sont déjà très concernés, en avant-garde même dans leurs propres secteurs d’activités, quand d’autres Maisons ou métiers entrent peu à peu dans la danse avec une approche positive, une recherche d’opportunités pour répondre à un public de plus en plus sensibles (notamment les jeunes générations) à des sujets comme la préservation de l’environnement et de la biodiversité ou bien encore l’économie circulaire. »
À la lumière de la phrase de Cocteau « Sachez maintenir la tradition à la mesure de votre époque » citée par Franck Bonnet, lunetier de la Maison Bonnet, quel regard portez-vous sur l’évolution du luxe à la française ?
Anne Bourgeois et Damien Paccellieri « Le luxe français est avant tout porté par un formidable héritage séculaire, et telle une roche sédimentaire, son savoir-faire s’est amélioré ou conservé au fil des successions, des guerres, des évolutions techniques ou des modes. Les Maisons ont su relever les défis de leur temps et, pour certaines, devenir des leaders internationaux. La France et sa richesse culturelle, avec ses paysages, son architecture et son histoire, sont la force vive de notre industrie du luxe. Nous nous devons de chérir ce patrimoine, cette capacité à maintenir nos compétences sur un très long terme, et savoir vieillir comme un bon vin. C’est ce que font d’ailleurs les Maisons en investissant dans la préservation des savoir-faire, car c’est là que tout se joue pour prolonger leur légende. Ce qui nous a frappé, c’est ce progressif renouvellement générationnel, cette jeunesse qui prend les rênes tout en se formant aux meilleures techniques et en étant connectée. Ces artisans-artistes, sachant allier tradition et modernité, contribuent ainsi à valoriser leurs métiers et les faire connaître au grand public.
Par ailleurs, la phrase de Cocteau « Sachez maintenir la tradition à la mesure de votre époque » est une illustration prémonitoire de la période de la Covid-19. En effet, de nombreuses Maisons ou ateliers ont dû développer des solutions innovantes. Par exemple, dans le milieu du champagne, des vins et des spiritueux, des dégustations en visioconférence (envoi préalable de la bouteille, puis présentation et accompagnement de la dégustation en direct avec un œnologue ou un spécialiste) ont été mises en place alors qu’il était difficile d’imaginer le faire en distanciel, tant le client avait l’habitude de se rendre au domaine ou dans un point de vente. Tout l’enjeu de ces prochaines années sera pour les Maisons de trouver l’équilibre entre une communication multicanal, le positionnement de leurs produits et services et la valorisation des métiers et savoir-faire du luxe, sans que l’un ne trahisse l’autre. »
Comment expliquez-vous l’évolution du client pour lequel l’important dans l’acte d’achat de produits de luxe n’est plus de “défier autrui, mais de se faire plaisir” ?
Anne Bourgeois et Damien Paccellieri « Le mot “luxe” est, à notre époque, pour le moins galvaudé, voire un terme fourre-tout désignant une forme d’ostentation à un prix prohibitif. Dans un monde où la vitesse et l’immédiateté ont pris le pas sur le mouvement du sablier et les plaisirs de l’attente, les générations actuelles en quête de sens plébiscitent les artisans d’excellence, dont les savoir-faire et les méthodes traditionnelles ne reproduisent pas un prototype à des milliers d’exemplaires. Chaque pièce, héritière d’un récit unique, celle de son créateur et des générations qui l’ont précédée, raconte le roman d’un atelier. En passant entre les mains d’un maroquinier, d’un bottier, d’un horloger, d’un joailler ou d’un céramiste, elle s’imprègne de leur intimité et prône des valeurs universelles d’authenticité. Dans la continuité de cette aspiration au sens, on désire connaître la personne qui se cache derrière l’objet qu’on souhaite acheter, échanger avec elle et ainsi être au fait de son histoire qui rendra son acquisition singulière. Nous sommes donc assurément revenus à une période où l’acte d’achat de produits (ou services) de luxe est de se faire d’abord plaisir ou à ses proches, avant d’être celui d’un besoin ostentatoire et ce, malgré la tendance des réseaux sociaux, spécialement chez les Millénials qui, au lieu de porter un regard vers l’autre, le monde extérieur, sont bien une chambre d’écho sur le “moi”, la soif d’exister, de visibilité pour “être”, d’exposer son bonheur via son double numérique. Or, la particularité est d’une certaine manière la nouvelle onction de la distinction. Le sur-mesure et la personnalisation à l’extrême sont devenus le luxe dans le luxe. Dans un monde plus complexe, moins prévisible, où certaines libertés individuelles sont parfois remises en cause, le bonheur et l’épanouissement intime sont des valeurs qui s’imposent. »
À travers les différents témoignages que vous présentez, tel celui de Dani Royer, président de Pequignet, qui se bat pour que des savoir-faire disparus en France, par exemple dans la fabrication de pièces, se réimplantent sur notre territoire, la conscience de l’importance de la souveraineté chez nos artisans du luxe est précurseur. Ne pensez-vous pas que certaines valeurs chères aux artisans du luxe pourraient revenir au premier plan dans les années à venir ?
Anne Bourgeois et Damien Paccellieri « Ce que fait Dani Royer est à la fois salutaire et devrait être, in fine, un objectif essentiel pour l’ensemble de la filière luxe, car elle permet de créer des emplois sur notre territoire (et parfois dans des régions où certaines dynamiques d’activités sont rares) et de faire revivre des savoir-faire jusqu’alors abandonnés pour cause de désindustrialisation, de désintérêt ou de manque d’investissements. Mais cela reste un défi dans le cas de l’horlogerie et pour Pequignet où il est impératif de pouvoir produire une certaine quantité de pièces afin de créer des emplois durables, tandis que la concurrence voisine (suisse) ou asiatique (japonaise et chinoise) est féroce, laissant peu de place à l’erreur. Il y a là une équation qui doit à la fois concerner les pouvoirs publics et l’ensemble des acteurs d’une même filière pour lever des financements et créer des synergies. Cet alignement des planètes n’est guère une tâche facile, surtout quand on sait que les fenêtres d’opportunité sont très courtes. »
La définition du luxe est l’éternelle question, quelle est la vôtre ?
Anne Bourgeois et Damien Paccellieri » “À notre époque, le seul luxe est l’authenticité”. Écrite en 1934 par Henry de Montherlant, cette citation illustre l’histoire du luxe français d’une manière étonnamment contemporaine. Le luxe n’a pas de définition intangible, si ce n’est qu’il comprend invariablement deux critères : la rareté́ et la qualité́. »